Quand les chrétiens du Liban ont-ils commencé à parler français ?

Nassim Nicholas Taleb
INCERTO
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5 min readAug 5, 2017

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Traduit de l’Anglais (E-U) par Emilio Dib (mes grands remerciements!)

L’idée reçue actuelle (donnée par des « experts » en relations internationales) veut que les chrétiens du Liban se seraient mis à parler français à partir de la période de « colonialisme français » — tout comme les habitants du Maghreb. Mais la France n’a gouverné le Liban que durant deux décennies, suite à la défaite des Ottomans pendant la Grande Guerre. Lors de ce « mandat » — qui était une sorte de concession — il n’y avait pas de colons français au Liban, contrairement à la situation du Maghreb.

Aucun de ces « experts » n’a remarqué que la langue française était déjà fortement enracinée dans la bourgeoisie chrétienne du Liban sous l’Empire ottoman.

Prenons le cas du Titanic. Parmi les passagers qui ont péri en 1912 — une décennie avant le « colonialisme » et l’arrivée de l’armée française — figurent les noms libanais suivants : Eugénie Baqlini, Catherine Dawud, Hélène Barbara, Charles Tannous, Marie-Sophie Abrahim.

Dans ma propre famille, parmi ceux nés avant 1920, on compte de vieux prénoms français tels que Marcel, Edouard, Angèle, Laure, Evelyne, Mathilde, Victoire (plus tard transformé en Victoria), Philomène, etc. Ma mère portait le prénom de sa tante Minerve (née en 1905).

Mon grand-père Nassim rédigeait déjà ses lettres en français durant sa jeunesse vers 1910. Il a été éduqué dans cette langue par des frères venus de France, comme cela se faisait dans les familles de la bourgeoisie chrétienne de l’époque ottomane. Mon père, lui, a été scolarisé chez les jésuites et la famille a dû déménager à Beyrouth pour se rapprocher de son école. (Mes ancêtres du côté maternel, Nicholas et Mikhael Ghosn, sont curieusement allés à l’école russe : il semblerait que les grec-orthodoxes des villes se sentaient différents des « ploucs » de l’arrière-pays, ces derniers se considérant davantage byzantins).

Les bourgeois de Beyrouth agissaient en tant que Greco-Romains parce qu’ils étaient convaincus d’être issus de ce monde greco-romains qui a donné naissance à l’Occident. (De part mes recherches avec le généticien Pierre Zalloua, c’est effectivement le cas.) Pour eux, le français était un simple remplacement du latin. (Il existe d’innombrables auteurs de langue grecque au Levant et au moins deux auteurs en latin : Ammianus Marcellinus et Publilius Syrus.) Leur littérature depuis Michel Chiha et Georges Chehadé était en langue française. J’ai compris ceci en creusant plus profondément et en nettoyant toutes les aberrations du récit arabe actuel.

C’est le lobby maronite de Rome qui a réussi à faire venir les Français pour créer un État gréco-romain au Levant, la première République libanaise.

Un peu d’histoire. Le Liban a soi-disant fait partie du monde gréco-romain pendant 1000 ans, jusqu’à l’invasion arabe. Beyrouth était la ville de l’école romaine de droit qui utilisa le latin et non le grec, etc. Mais les Arabes n’ont pas passé beaucoup de temps au Liban. Leur intégration était lente, les villes sont demeurées largement hellénisées. Nous avons eu une période de confusion avec les Fatimides et les Mamelouks… jusqu’à ce que les Ottomans conquièrent la région, et se mettent à agir comme l’Empire romain. (Ils ont pris Byzance et se sont conduits à la manière byzantine, de telle sorte que — pour un temps — le Sultan se considérait comme le successeur de César.) Pendant 500 ans, les Ottomans ont réussi à faire la guerre avec l’Europe tout en concluant des affaires avec ses commerçants, et tout en embauchant ses architectes, etc. Pour saisir cette facette de l’Histoire, il faut comprendre que les Ottomans étaient d’authentiques francophiles ! (En fait greco-romano-phile).

Première vague, 1536 : François Ier roi de France conclus des accords avec Soliman le magnifique en 1536 — ces traités sont connus sous le nom de « capitulations » — créant ainsi ce que l’on a appelé les Echelles du Levant : des enclaves où des marchands chrétiens de France et des États italiens pouvaient conduire leurs affaires commerciales. C’est a partir de ce moment que Tripoli (près d’Amioun), Sidon, Alep, Smyrne et Constantinople eurent chacune leurs concessions françaises ou italiennes. Dès lors, ces villes ont rapidement évolué pour devenir des sortes de Cités-États marchandes. Plus tard, Beyrouth prit la place de Sidon grâce à la majorité chrétienne de sa population (les musulmans s’opposaient aux quarantaines pour une raison théologique). Aucune de ces villes ne se souciait de l’arrière-pays : Alexandrie n’était pas égyptienne, Beyrouth n’était pas plus libanaise et refusa de faire partie de l’État libanais de 1860. Le dialecte beyrouthin contient de nombreux mots italiens ; celui de Tripoli est parsemé de mots français. En règle générale, la lingua franca parlée dans ces villes était basée sur l’italien, le grec, l’arabe levantin, et le turc.

Note: “merci”, “pardon”, “bonsoir” en dialecte levantin ne viennent pas directement du français, mais du turc.

(Note: Quand les Maronites ont soudainement découvert qu’ils étaient catholiques sans savoir, le lien avec la France a progressivement augmenté, en particulier quand elle est devenue leur protectrice en 1635.- traduit par moi)

Deuxième vague, années 1860 : au XIXe siècle, sous Napoléon III, les Français ont commencé a dominer le secteur de l’éducation au Levant en s’appuyant sur des couvents et des monastères rivaux (alors que l’état français était anticlérical, mais vous devez parler français pour comprendre cette contradiction). Mon grand-père Nassim a étudié à l’école de la Sorbonne (École de Droit de Paris) en 1912 parce que le français était sa langue d’écriture. Ma mère était à l’école des sœurs italiennes qui lui enseignaient l’italien et… le français.

Je me souviens de l’ami de mon père décrivant son éducation jésuite ; un de ses camarades de classe m’a dit une fois : « les jésuites voulaient que les Maronites parlent mieux latin que les Romains, mieux français que les Français et mieux arabe que les Arabes. » Je ne peux pas témoigner pour le latin, mais je peux dire sans trop de risque que dans mon enfance, j’ai vu beaucoup, beaucoup de Maronites se réjouir de corriger des fautes de grammaires à des Français et des erreurs de syntaxe à des Arabes. Mais cette génération appartient au passé.

Voir La formation du Liban moderne par Meir Zamir ; Levant par Philip Mansel.

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